5
Il tombait des trombes d’eau quand nous nous sommes garés sur le parking du Grainger Mémorial. Le bâtiment en lui-même n’était pas plus grand que l’hôpital de Clarice – celui où l’on transportait tous les gens du coin d’habitude –, mais il était plus récent et disposait des équipements les plus modernes.
Je m’étais changée et avais troqué mon uniforme de serveuse contre un jean et un pull. Mais j’avais gardé mon affreux ciré. En franchissant les portes coulissantes aux côtés de Jason, je me suis félicitée d’avoir mis des bottes : question météo, la soirée promettait d’être aussi mauvaise que la journée.
L’hôpital grouillait de changelings. Je n’avais pas mis un pied à l’intérieur que je sentais déjà leur colère, lourde et menaçante comme un nuage annonciateur d’orage. Deux panthères-garous de Hotshot se tenaient dans le hall. Elles montaient la garde, je suppose. Jason est allé leur donner une vigoureuse poignée de main. Peut-être qu’ils avaient une façon particulière de se serrer la main ou un code secret du même genre, qui sait ? Enfin, ils ne se reniflaient pas, c’était déjà ça. Jason était manifestement content de les voir. La réciproque semblait moins sûre. Les deux autres changelings ne sautaient pas au plafond, en tout cas. D’ailleurs, j’ai remarqué que Jason fronçait les sourcils quand il s’est tourné vers moi pour faire les présentations. Les deux vigiles m’ont observée un moment. L’homme était de taille moyenne, trapu, avec d’épais cheveux châtains. Son regard clair brûlait de curiosité.
— Sookie, voici Dixon Mayhew et sa sœur jumelle, Dixie. Sookie est ma sœur, a-t-il précisé aux deux autres.
Dixie avait les cheveux aussi courts que ceux de son frère, mais ses yeux étaient marron foncé, presque noirs. Pour des jumeaux, ils ne se ressemblaient vraiment pas.
— Alors ? C’est le calme plat ici ? leur ai-je demandé.
— Rien à signaler, pour le moment, m’a répondu Dixie à voix basse.
Dixon ne quittait pas Jason des yeux.
— Et comment va votre patron ?
— Il a la jambe dans le plâtre, mais il s’en remettra.
— Calvin a été salement amoché...
Dixie m’a dévisagée en silence avant d’ajouter :
— Il est à la 214.
Ayant passé le barrage du service d’ordre avec succès, Jason et moi avons pu monter l’escalier. Les jumeaux ne nous lâchaient toujours pas du regard. Nous sommes passés devant la femme préposée au comptoir des visiteurs. J’ai presque eu un pincement au cœur en la voyant : cheveux blancs, lunettes à verres en culs de bouteille, un visage doux que le temps n’avait pas épargné – pattes-d’oie, rides du lion... toute la panoplie de rides répertoriées à ce jour y étaient, au grand complet.
Il n’a pas été difficile de repérer la chambre de Calvin : une armoire à glace était appuyée contre le mur, près de la porte. C’était un type que je n’avais jamais vu, un loup-garou. Les loups-garous font de bons gardes du corps – dans la conception qu’en ont les Cess, du moins : parce qu’ils sont cruels et qu’ils ne lâchent jamais prise. D’après ce que j’en sais, c’est surtout dû à leur mauvaise image. Les lycanthropes se trimballent une sale réputation. On les traite souvent de « racaille ». C’est vrai qu’en général, ce ne sont pas les plus raffinés du lot. Vous ne trouverez pas des masses de toubibs chez les loups-garous, par exemple. En revanche, il y en a un paquet dans le bâtiment. Ils occupent aussi pas mal de jobs en rapport avec la moto. Et certains appartiennent à des gangs qui ne se contentent pas de rouler des mécaniques et de boire de la bière, surtout les nuits de pleine lune.
Ça m’a perturbée de voir un lycanthrope devant la chambre de Calvin. Je trouvais plutôt surprenant et même assez troublant que les panthères-garous de Hotshot aient jugé nécessaire de recruter un étranger à leur caste pour protéger leur propre chef.
Jason s’est discrètement penché pour me murmurer à l’oreille :
— C’est Dawson. Il tient un petit atelier de réparation entre Hotshot et Grainger.
Ledit Dawson était sur le qui-vive.
— Jason Stackhouse, a-t-il grondé en reconnaissant mon frère.
Il portait un jean et une chemise dont les coutures semblaient mises à mal au niveau des biceps. Ses bottes de cuir noir avaient connu des jours meilleurs. Elles portaient des traces et des entailles qui ne devaient pas être dues qu’à des coups de kick.
— On vient voir comment va Calvin, a annoncé Jason. Elle, c’est ma sœur, Sookie.
— M’dame, m’a saluée Dawson dans un grondement guttural.
Il m’a détaillée de haut en bas – et il n’y avait rien de libidineux dans son regard, je peux vous l’assurer. Heureusement que j’avais laissé mon sac dans le pick-up de Jason, sinon j’aurais eu droit à une fouille en règle.
Mais je n’allais pas y couper.
— Vous allez enlever ce manteau et tourner devant moi, a enchaîné le gorille de service.
Je ne m’en suis pas formalisée. Il ne faisait que son boulot, après tout. Moi non plus, je ne tenais pas à ce qu’on attaque une deuxième fois Calvin. J’ai ôté mon ciré, que j’ai tendu à Jason, et j’ai docilement exécuté un tour sur moi-même. Une infirmière, qui était en train de noter quelque chose sur une fiche, a observé la scène avec curiosité. J’ai ensuite tenu la veste de Jason pendant qu’il tournait à son tour. Satisfait, Dawson a frappé à la porte de la chambre. Je n’ai pas entendu de réponse, mais lui si, sans doute, parce qu’il a passé la tête dans l’entrebâillement pour annoncer :
— Les Stackhouse.
J’ai perçu un faible murmure. Dawson s’est retourné vers moi.
— Vous pouvez entrer, mademoiselle Stackhouse.
Comme Jason s’apprêtait à me suivre, Dawson a levé un bras gros comme une poutre pour lui barrer la route.
— Seulement votre sœur.
Comme j’allais protester, Jason a haussé les épaules en marmonnant :
— Vas-y, Sookie.
Impossible de faire bouger Dawson. Et puis, à quoi bon contrarier un grand blessé ? J’ai poussé la porte.
Bien qu’il y ait un deuxième lit, Calvin était seul dans la chambre. Pâle, les traits tirés, il avait une mine épouvantable. Il avait les cheveux sales, mais, hormis son petit bouc court bien dessiné, il était rasé de près. Il portait une de ces immondes chemises d’hôpital et il était relié à des tas de trucs bizarres.
Sans réfléchir, j’ai lâché, horrifiée :
— Je suis tellement désolée.
De toute évidence, si Calvin n’avait pas été un changeling, il serait mort sur le coup. Celui qui lui avait tiré dessus avait clairement voulu le tuer.
Calvin a tourné la tête vers moi, lentement, péniblement.
— Ce n’est pas aussi grave que ça en a l’air, m’a-t-il assuré d’une voix faible. Ils vont débrancher le plus gros demain.
— Où avez-vous été touché ?
Il a bougé doucement la main pour désigner son sein gauche. Ses étranges yeux dorés ont cherché mon regard. Je me suis approchée du lit et j’ai posé ma main sur la sienne.
— Je suis désolée, ai-je répété.
Ses doigts se sont refermés sur les miens.
— Je ne suis pas le seul, hein ?
— Non.
— Ton patron...
J’ai hoché la tête.
— Et cette pauvre fille.
J’ai opiné de plus belle.
— Il faut arrêter ça.
— Oui.
— Ce doit être quelqu’un qui a une dent contre les changelings. Les flics ne trouveront jamais le coupable. On ne peut pas leur dire dans quelle direction chercher.
Eh oui, c’était aussi ça, vivre dans la clandestinité.
— Ça ne va pas leur faciliter la tâche, mais ils finiront peut-être par trouver quand même.
— Certains membres de mon clan se demandent si le tireur ne serait pas lui-même un changeling...
L’étreinte de Calvin s’est resserrée.
— Quelqu’un qui ne voulait pas devenir un changeling. Quelqu’un qui aurait été mordu...
Il m’a fallu une bonne seconde pour comprendre – idiote que je suis !
— Oh, non ! Non, Calvin, non !
Dans ma panique, les mots se bousculaient. J’en bafouillais.
— Oh, Calvin ! Je... Pitié ! Non. Je vous en prie, ne les laissez pas... Pas Jason. Il est... Je n’ai plus que lui...
Les larmes ruisselaient sur mes joues comme si quelqu’un avait ouvert un robinet.
— Il me disait justement qu’il... qu’il était bien avec vous, même s’il ne pouvait pas être vraiment une panthère comme vous... Il ne sait pas... Il vient de découvrir votre monde... Il ne reconnaît même pas les autres Cess... Je parie qu’il ne sait pas, pour Sam et Heather...
— Personne ne le touchera tant qu’on n’aura pas fait toute la lumière sur cette affaire. Je suis peut-être cloué au fond de ce lit, mais c’est toujours moi qui commande.
Je me doutais bien qu’il avait dû batailler ferme et que certains des siens étaient décidés à exécuter Jason. Calvin ne pourrait pas toujours les retenir. Il serait peut-être furieux, mais ça ne changerait plus grand-chose : mon frère serait mort. J’ai senti ses doigts s’ouvrir. Il a levé la main pour sécher mes larmes.
— Vous êtes vraiment adorable, Sookie. Dommage que vous ne m’aimiez pas.
— Je le regrette aussi.
Nombre de mes problèmes auraient été résolus, si j’avais été amoureuse de Calvin Norris. Je me serais installée à Hotshot et je serais devenue un membre à part entière de cette petite société secrète. Deux ou trois nuits par mois, j’aurais été obligée de rester confinée chez moi, mais, le reste du temps, j’aurais été en sécurité. Non seulement Calvin m’aurait défendue jusqu’à la mort, mais tous les membres du clan en auraient fait autant.
Pourtant, la seule idée de vivre là-bas me faisait frémir. Ces grands champs balayés par les vents, ce mystérieux carrefour autour duquel toutes les maisonnettes s’agglutinaient... Je ne crois pas que j’aurais supporté cet isolement perpétuel, que j’aurais pu vivre ainsi à l’écart du monde. Ma grand-mère m’aurait pourtant vivement encouragée à accepter la proposition de Calvin. C’était un type stable, chef d’équipe à la scierie de Norcross : un bon job qui payait bien. Vous trouvez peut-être ça comique, comme argument ? Attendez un peu d’avoir à payer votre sécurité sociale. Après, vous pourrez rire, si vous en avez encore envie.
Je me suis alors rendu compte que Calvin était très bien placé pour me forcer à accepter sa demande. Il aurait pu me faire chanter : la vie de Jason contre ma main.
Je me suis penchée pour l’embrasser sur la joue.
— Je vais prier pour que vous guérissiez vite. Et merci de laisser une chance à Jason.
Peut-être Calvin se montrait-il un tel gentleman parce qu’il n’était, de toute façon, pas vraiment en état de profiter de moi – au sens physique du terme, s’entend –, mais son attitude n’en demeurait pas moins noble, et ça me touchait énormément.
— Vous êtes quelqu’un de bien, Calvin Norris.
Je lui ai caressé le visage. Sa courte barbe était douce sous mes doigts.
Son regard était clair et franc quand il m’a dit au revoir.
— Veillez sur votre frère, Sookie. Oh ! Et dites à Dawson que je ne veux plus de visite pour aujourd’hui.
— Il ne m’écoutera pas.
Calvin a souri faiblement.
— Il ne serait pas un très bon garde du corps s’il le faisait, j’imagine.
J’ai cependant transmis le message au lycanthrope. Jason et moi avions à peine tourné les talons qu’il frappait à la porte pour en référer à Calvin.
J’ai hésité un bon moment : fallait-il mettre Jason au courant de ce qui se tramait contre lui ? Finalement, pendant qu’on rentrait à Bon Temps, je lui ai raconté la conversation que j’avais eue avec Calvin.
Comment ses nouveaux copains pouvaient-ils le croire capable d’un truc pareil ? Il était horrifié.
— Bon, si j’y avais pensé avant de changer de forme la première fois, je peux pas dire que ça m’aurait pas tenté, m’a-t-il avoué, pendant qu’on roulait sous la pluie battante. J’étais fou de rage. Mais maintenant, je vois plus les choses de la même façon...
Il a poursuivi sur le sujet durant tout le trajet, tandis que je tournais en rond dans ma tête pour essayer de trouver un moyen de le sortir de ce pétrin.
Pas de doute : l’affaire du tireur embusqué devait être résolue avant la prochaine pleine lune. Sinon, les nouveaux copains de Jason risquaient fort de le transformer en charpie dès qu’ils auraient changé de forme. Peut-être qu’il pourrait se contenter de traîner dans les bois derrière chez lui, quand il se métamorphoserait en homme-panthère, ou peut-être qu’il pourrait chasser autour de chez moi... En tout cas, pas dans les environs de Hotshot, c’était hors de question : il y serait en danger de mort.
Mais les autres pouvaient fort bien venir le chercher à Bon Temps. S’ils s’y mettaient tous, je n’aurais aucun moyen de le défendre.
Il n’y avait pas trente-six solutions. À la prochaine pleine lune, il fallait absolument que le mystérieux meurtrier soit sous les verrous.
Ce n’est pas avant le soir, pendant que je faisais la vaisselle, que ça m’a frappée. Quelle ironie, tout de même, que Jason soit accusé de meurtre par la communauté des panthères-garous, alors que c’était moi qui avais effectivement tiré sur un changeling ! Je me suis mise à penser à mon rendez-vous du lendemain avec les détectives privés. Je me suis surprise à scruter la cuisine, à la recherche du moindre indice qui aurait pu signaler la mort de Debbie Pelt. C’était devenu une habitude – bon, d’accord, ça frisait la manie. Pour avoir regardé Discovery Channel, je savais qu’il était impossible d’éradiquer complètement toute trace de sang et de tissus organiques – or, toute la pièce en avait été littéralement aspergée. J’avais néanmoins frotté, récuré, javellisé encore et encore. J’étais sûre qu’on ne pouvait rien déceler d’anormal à l’œil nu.
Debbie ne m’avait pas laissé le choix. À part, peut-être, celui de rester plantée là à attendre de me faire descendre. Était-ce ce que Jésus voulait dire par « tendre l’autre joue » ? J’espérais bien que non. En tout cas, mon instinct de survie, lui, m’avait incitée à me défendre, et le seul moyen que j’avais à portée de main pour y parvenir, sur le moment, s’était trouvé être un fusil.
Évidemment, j’aurais dû prévenir immédiatement la police. Mais le temps que les flics arrivent, la blessure d’Eric se serait déjà refermée – la blessure que Debbie Pelt lui avait faite en voulant me tirer dessus. En dehors de mon témoignage et de celui d’un vampire, il n’y aurait eu aucune preuve qu’elle avait tiré la première. Et l’état du corps de Debbie aurait été une preuve accablante de notre culpabilité. Ma première réaction avait donc été d’étouffer l’affaire, de cacher sa venue chez moi. Eric ne m’avait pas donné d’autre conseil.
Non que je rejette la faute sur lui. D’autant qu’il n’avait pas toute sa tête, à l’époque. Mais si je m’étais seulement donné la peine de réfléchir cinq minutes, on n’en serait pas arrivés là. Il devait y avoir des traces de poudre sur la main de Debbie : on aurait pu prouver qu’elle avait tiré. On aurait vu le sang séché d’Eric sur le sol de la cuisine. Debbie avait fracturé ma porte d’entrée, laissant des traces d’effraction manifestes. Sa voiture était garée de l’autre côté de la route, juste au niveau de l’embranchement qui menait chez moi, et on n’aurait retrouvé que ses empreintes à l’intérieur.
J’avais paniqué et j’avais tout fichu en l’air.
Il ne me restait plus qu’à vivre avec ça.
Mais la terrible incertitude qui devait ronger ses parents me désolait. Je ne pouvais pourtant pas leur révéler la vérité, n’est-ce pas ?
J’ai essoré l’éponge, avant de la poser sur le bord de l’évier, puis je me suis séché les mains. OK, maintenant que j’avais bien fait mon examen de conscience, je me retrouvais avec ma culpabilité qui se dressait là, devant moi, droite comme un i, au garde-à-vous, le doigt accusateur. Mais quelle gourde ! Énervée par ma propre stupidité, j’ai foncé dans le salon au pas de charge et j’ai allumé la télé. Deuxième erreur. Ils diffusaient un reportage sur l’enterrement de Heather : une équipe de tournage était venue de Shreveport pour couvrir la modeste cérémonie qui avait eu lieu cet après-midi-là. Le présentateur, un Noir très solennel, expliquait que la police du comté avait découvert d’autres concentrations de tirs, apparemment aléatoires, dans des petites villes du Tennessee et du Mississippi. Ça m’a scotchée à mon fauteuil. Un tueur en série ? Ici ?
C’est à ce moment-là que le téléphone a sonné. J’ai décroché avec un « allô » plutôt incertain : je ne m’attendais à rien de bon.
— Salut, Sookie. C’est Lèn.
Je me suis prise à sourire. Léonard Herveaux appartenait au cercle restreint de mes amis les plus chers. C’était un lycanthrope. Il était à la fois sexy, sérieux et travailleur – il bossait pour son père dans un cabinet d’experts géomètres à Shreveport –, et je l’aimais beaucoup. Il était aussi l’ancien fiancé de Debbie Pelt. Mais il l’avait répudiée avant qu’elle ne disparaisse de la circulation, au cours d’un rituel public qui l’avait rendue tout à la fois inaudible et invisible à ses yeux – pas littéralement, mais le résultat était le même.
— Écoute, Sookie, je suis Chez Merlotte. Je pensais t’y trouver ce soir, alors je suis venu faire un tour. Je peux passer chez toi ? Il y a deux ou trois trucs dont j’aimerais te parler.
— Tu sais que c’est dangereux pour toi de te balader à Bon Temps ?
— Pourquoi donc ?
— À cause du tireur.
J’entendais le bruit du bar en fond sonore. Ah ! Le rire d’Arlène. Impossible de se tromper. Le nouveau barman devait faire des ravages au comptoir.
— Je suis au courant, mais je ne vois pas pourquoi je devrais m’en faire à cause de ça.
Lèn ne regardait pas le journal télévisé avec grande attention, apparemment.
— Tous ceux qui se sont fait tirer dessus sont des Cess, Lèn. Et maintenant, ils disent aux infos que ça se propage à travers tout le Sud. Un mec tire au hasard dans les petites villes. Les balles qu’on a retrouvées là-bas correspondent à celle qui a tué Heather Kinman. Je suis prête à parier que toutes les autres victimes sont des changelings aussi.
Il y a eu un long silence songeur à l’autre bout de la ligne.
— Je n’avais pas fait le rapprochement, a admis Lèn de sa voix de basse, d’un ton encore plus circonspect que d’habitude.
— Oh ! Et as-tu vu les deux détectives privés ?
— Quoi ? De qui parles-tu ?
— S’ils nous voient ensemble, ça va paraître drôlement louche, surtout aux parents de Debbie.
— Les Pelt ont engagé des détectives pour la retrouver ?
— Exact.
— J’arrive.
Il avait déjà raccroché.
Je ne voyais pas pourquoi les détectives auraient surveillé ma maison, ni où ils auraient bien pu se cacher pour m’épier, mais si jamais ils voyaient l’ancien fiancé de Debbie remonter mon allée pied au plancher, ils ne mettraient pas longtemps à relier les points... pour obtenir un dessin bancal et donc une vision de la situation complètement faussée. Ils penseraient que Lèn avait supprimé Debbie pour me donner la place qu’elle tenait dans sa vie. Je priais le Bon Dieu que Jack et Lily Leeds soient bien au chaud sous leur couette, en train de dormir, et non en planque dans les bois derrière chez moi, avec une paire de jumelles.
Comme chaque fois, Lèn m’a serrée dans ses bras. Et, cette fois encore, enveloppée par son odeur virile, je me suis sentie toute petite et toute fragile. Ignorant le signal d’alarme qui hurlait dans ma tête, je l’ai enlacé moi aussi.
Nous sommes allés nous asseoir sur le canapé. Lèn était en tenue de travail, ce qui, par ce temps, se résumait à une épaisse chemise en flanelle ouverte sur un tee-shirt blanc, un jean bien solide et de grosses chaussettes en laine repliées par-dessus ses bottes de chantier. Sa crinière noire était tout ébouriffée, et il avait un super épi – le port du casque, j’imagine.
Il m’a demandé de lui parler des fameux détectives. Je lui ai décrit le couple et je lui ai rapporté les propos que nous avions échangés.
— Les parents de Debbie ne m’en ont rien dit.
Il a retourné tout ça dans sa tête un petit moment. Je savais déjà ce qu’il allait en déduire.
— Ils doivent être persuadés que c’est moi qui l’ai fait disparaître, a-t-il conclu.
— Pas nécessairement. Ils te croient peut-être tellement malheureux qu’ils ont eu peur de retourner le couteau dans la plaie en t’en parlant.
— Malheureux...
Il y a réfléchi un instant.
— Non. Elle avait épuisé toutes les réserves d’amour et d’énergie que j’avais à lui donner. Comment peut-on être aveugle à ce point ? J’en viens presque à penser qu’elle m’avait ensorcelé. Sa mère est magicienne et à moitié changeling. Son père est un changeling pur sang.
— Tu crois vraiment que c’est possible ? Qu’elle t’avait jeté un sort ?
Non que je remette l’existence de la magie en question. Je doutais seulement que Debbie Pelt ait eu besoin d’y recourir pour parvenir à ses fins.
— Comment aurais-je pu rester accroché à elle si longtemps, sinon ? Lorsqu’elle est sortie de ma vie, ça a été comme si on m’ôtait une paire de lunettes noires que j’aurais eue sur le nez depuis le début. J’étais prêt à lui pardonner tant de choses ! Comme cette fois où elle t’a poussée dans ce coffre.
Quand l’occasion s’était présentée de m’enfermer en compagnie de mon petit copain, Bill, dans le coffre de la Lincoln garée chez Lèn, Debbie avait sauté dessus. Et elle était partie en me laissant là, avec un vampire qu’on avait affamé pendant des jours et des jours et qui allait bientôt se réveiller. Et elle le savait.
Je me suis mise à fixer mes pieds, tout en essayant de chasser ce sinistre souvenir et toute la détresse et la souffrance qui allaient avec.
— Elle savait que tu allais te faire violer, a insisté Lèn.
L’entendre dire ça comme ça, froidement... Ça m’a fait un choc.
Bill ignorait que c’était moi. Il n’avait rien avalé depuis des jours. Chez les vampires, le désir et la faim sont si proches, les pulsions si violentes qu’il n’a pas pu s’en empêcher. Mais il s’est arrêté, tu sais. Il s’est arrêté, quand il a compris que c’était moi.
Je ne parvenais pas à accepter l’idée que j’avais été violée. Je ne pouvais pas utiliser ce mot-là. Pas pour moi. Je savais que Bill, dans son état normal, aurait préféré se dévorer la main plutôt que de me faire ça. À l’époque, Bill était le seul homme que j’avais eu dans ma vie, le seul partenaire sexuel aussi. J’éprouvais des sentiments et des émotions si contradictoires, à ce souvenir, que j’avais du mal à faire le tri. Je n’avais jamais ressenti cette ambiguïté avant, quand je pensais au viol, quand d’autres filles me racontaient ce qui leur était arrivé ou que je le lisais dans leurs pensées.
— Il t’a fait subir quelque chose contre ton gré, a repris Lèn.
— Il ne savait pas ce qu’il faisait.
— Mais il l’a fait.
— Oui, il l’a fait. Et j’étais terrorisée.
Ma voix s’était mise à trembler.
— Mais quand il a repris ses esprits, il s’est arrêté, et il regrettait tellement ! Il n’a plus jamais posé la main sur moi depuis ce jour-là. Il ne m’a plus jamais demandé de faire l’amour avec lui, jamais...
J’avais de nouveau baissé les yeux et je regardais obstinément mes mains.
— Et tout ça à cause de Debbie Pelt. Elle savait ce qui allait arriver ou, du moins, elle se fichait de ce qui pouvait arriver.
Bizarrement, le simple fait de dire ça tout haut m’a fait un bien fou.
— Et même après ça, a insisté Lèn, elle est revenue vers moi, et j’ai continué à tenter de trouver une explication rationnelle à son comportement. Je ne parviens pas à croire que je serais allé jusque-là si elle ne m’avait pas ensorcelé d’une façon ou d’une autre.
Je n’ai pas voulu aggraver son sentiment de culpabilité. J’avais déjà assez du mien.
— Hé ! C’est fini, maintenant.
— Tu en as l’air bien sûre.
Je l’ai regardé droit dans les yeux, ces beaux yeux verts que j’aimais tant.
— Y a-t-il la moindre chance que Debbie soit encore vivante, d’après toi ? lui ai-je demandé.
— Ses parents...
Il s’est mordu la lèvre.
— Non, je ne pense pas.
Décidément, morte ou vive, je ne parviendrais jamais à me débarrasser de Debbie Pelt.
— De quoi voulais-tu me parler, au fait ? Tu as dit au téléphone que tu devais me dire quelque chose.
— Le colonel Flood est mort hier.
— Oh, non ! Comment c’est arrivé ?
— Un accident de voiture.
— C’est terrible. Est-ce qu’il était seul ?
— Oui. Ses enfants arrivent à Shreveport demain pour l’enterrement. Je me demandais si tu voudrais y aller avec moi.
— Oui, bien sûr. Ce n’est pas réservé à la famille ?
— Non. Il connaissait une foule de gens : il avait gardé des contacts avec les militaires en poste à la base aérienne, il était à la tête de la milice de son quartier, il était trésorier de sa paroisse et, comme tu le sais, chef de meute.
— Il avait une vie bien remplie et de nombreuses responsabilités.
— C’est à 13 heures. Quel est ton emploi du temps, demain ?
— Si je réussis à trouver une serveuse qui veut bien changer de service avec moi, il faudra juste que je sois de retour à 16 h 30 pour avoir le temps de me changer avant d’aller bosser.
— Ça ne devrait poser aucun problème.
— Qui sera le nouveau chef de meute ?
— Je l’ignore.
Son ton n’était pas aussi neutre qu’il l’aurait dû.
— Tu as des vues sur le job ?
— Non.
Il semblait hésitant.
— Mais mon père, oui.
De toute évidence, il n’en avait pas fini avec le sujet. J’ai attendu la suite.
— Chez les lycanthropes, les funérailles sont plutôt solennelles...
Je voyais bien qu’il essayait de me faire comprendre quelque chose, mais je ne savais pas quoi.
— Bon. Arrête de tourner autour du pot, Lèn.
On a toujours intérêt à être direct, avec moi. Je préfère la franchise.
— Eh bien, si tu t’imagines que tu risques d’être trop habillée pour l’occasion, détrompe-toi. Je sais que les lycanthropes passent pour ne connaître que le cuir et les chaînes, mais c’est totalement faux. Aux enterrements, on sort le grand jeu.
Il brûlait de me donner d’autres recommandations vestimentaires, mais il a préféré s’arrêter là. Je n’en voyais pas moins les idées se bousculer, juste derrière ce beau regard vert, n’attendant qu’un signal pour sortir.
— Les femmes aiment bien savoir ce qu’elles sont censées porter pour une occasion particulière. Merci. Je ne mettrai pas de pantalon.
Lèn a secoué la tête.
— Je sais que tu peux lire dans les pensées, mais ça me surprend toujours. Je passerai te chercher à 11 h 30.
— Attends. Il faut d’abord que je sache si je peux trouver quelqu’un pour prendre mon service.
J’ai appelé Holly, qui a accepté tout de suite. J’ai transmis l’information à Lèn, avant d’ajouter :
— Je peux aussi aller directement là-bas et te rejoindre sur place.
— Non. Je viendrai te chercher et je te ramènerai.
S’il voulait se donner cette peine, je n’allais pas le contrarier. Ça m’économiserait quelques kilomètres au compteur, sans compter que ma vieille guimbarde n’était pas toujours très fiable.
— D’accord. Je serai prête à 11 h 30.
— Bien. Maintenant, je ferais mieux d’y aller...
Il s’est tu, et le silence s’est prolongé. Je savais qu’il mourait d’envie de m’embrasser. Je n’ai pas bougé. Il m’a juste effleuré les lèvres. On est restés les yeux dans les yeux, à quelques centimètres l’un de l’autre.
— Bon. J’ai des choses à faire et tu dois rentrer à Shreveport. Je t’attendrai demain en fin de matinée.
Après le départ de Lèn, j’ai pris le bouquin que j’avais emprunté à la bibliothèque dans l’espoir de me changer les idées. Pour une fois, ça n’a pas marché. J’ai essayé avec un bon bain chaud. Je me suis rasé les jambes jusqu’à ce qu’elles deviennent toutes douces, je me suis verni les ongles des mains et des pieds en rose foncé, je me suis épilé les sourcils... Finalement, j’ai réussi à me détendre, et quand je me suis mise au lit, j’avais recouvré la paix à force de me bichonner. Le sommeil m’est tombé dessus avant même que j’aie fini mes prières.